L’exposition inaugurale tisse des liens inédits entre des œuvres et des objets actuels et passés, selon une approche dépassant les catégories et hiérarchies traditionnelles, de l’artisanat à l’art, en incluant des pratiques magiques ou thérapeutiques : du vitrail artisanal célébrant Mamadou, le guérisseur de Roubaix, à la danse cathartique et guérisseuse d’Anna Halprin ; des poupées féministes de Raymonde Arcier à la robe symbolique et organique d’Aline Ribière, en passant par les effigies chamaniques de Harald Thys et Jos de Gruyter, etc. La plupart des créateurs réunis ont en commun de repenser les modes d’usage et de production de la matière selon le régime de l’attention, du soin. À travers leurs pensées et leurs gestes se dessine la possibilité d’un pas de côté, d’un réenchantement du monde.
On pouvait remarquer, dans l’exposition inaugurale du cycle, des maquettes de pièces signées Camille Blatrix : un choix paradoxal pour un plasticien qui revendique de ne pas montrer le labeur ni la trace du geste. Perçait ainsi l’émotion qui parcourt l’exposition personnelle “Les Barrières de l’antique” – dont le titre convoque l’indépassable virtuosité des artisans de naguère – que Guillaume Désanges propose à La Verrière à partir du 5 septembre 2019 dans le cadre du cycle “Matters of Concern | Matières à panser”. Né à Paris en 1984, Camille Blatrix explore son rapport ambigu à l’artisanat dans une installation labyrinthique scandée d’objets, de marqueteries et de dessins, où affleure également la main du père de l’artiste, peintre puis charpentier de marine. Imprégnées de savoir-faire dans une quête de perfection, les œuvres exposées invitent en creux à une émotion inattendue toute en retenue.
À l’épure de Camille Blatrix succède l’exubérance de Babi Badalov. Deuxième exposition personnelle présentée à La Verrière dans le cadre du cycle “Matters of Concern | Matières à panser”, “Soul Mobilisation” se déploie avec intensité et générosité dans l’espace d’exposition. Sa calligraphie obsessionnelle, qui met en forme son rapport poétique au langage, porte en soi la trajectoire de cet artiste né en Azerbaïdjan en 1959, depuis la Russie jusqu’en France où il obtient en 2011 le statut de réfugié politique. Citoyen du monde, Babi Badalov livre une œuvre universelle par essence, intelligible par tous, dont l’économie de moyens contribue à renforcer la tonalité engagée. Tout en volutes et arabesques, dessinée à même le mur parfois, cette œuvre, dont la prolixité est inversement proportionnelle à la simplicité de ses matériaux, offre aux visiteurs de La Verrière une matière à panser bienvenue pour affronter les tourments de notre monde.
Troisième artiste conviée par Guillaume Désanges, Minia Biabiany s’inscrit dans le cycle “Matters of Concern | Matières à panser” avec l’exposition “Musa Nuit” : une réflexion sur la sexualité des femmes guadeloupéennes et caribéennes d’aujourd’hui et sur la manière dont elle reste marquée de façon inconsciente par l’Histoire. Dans l’espace bruxellois, la plasticienne propose à cette fin un parcours sensuel et métaphorique, dans lequel des objets artisanaux, des sculptures ou encore une fleur de bananier (dite aussi « musa ») participent à la réactivation d’une mémoire refoulée. Née en Guadeloupe (France) en 1988, Minia Biabiany envisage l’exposition comme un rituel, qui lui permet d’aborder la question des identités de manière aussi poétique qu’engagée.
Les enjeux sociaux et politiques habitent également l’œuvre de Barbara Chase-Riboud qui investit l’espace de La Verrière en septembre 2020 avec l’exposition “Avatars”. L’artiste américaine, qui vit à Paris depuis 1960, présente une sélection de sculptures monumentales, dessins, collages et installations de petit format dont le choix des titres – toujours attribués a posteriori et de manière intuitive – révèle combien le travail de la forme se rattache au final à l’histoire tragique de la diaspora africaine, de la traite esclavagiste transatlantique aux luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Ainsi, entre pièces anciennes et nouvelles productions, l’exposition révèle la puissance d’une œuvre reconnue mais néanmoins restée en marge d’un art conceptuel dominant. En raison de l’engagement total, aussi physique que sensible, de Barbara Chase-Riboud dans son travail de la matière, cette quatrième proposition de Guillaume Désanges prolonge sans équivoque le cycle « Matters of Concern | Matières à panser ».
Celui-ci se poursuit, au début de l’année 2021, avec une exposition consacrée à Gianni Pettena, figure majeure de l’Architecture radicale, mouvement qui œuvrait dans les années 60 à l’encontre du caractère normatif dominant de la création dans ce domaine. Architecte, donc, mais aussi artiste, designer, critique, historien de l’architecture, commissaire d’expositions et enseignant, cet Italien né en 1940 est aussi un pionnier dans l’attention qu’il a toujours portée à la nature. À La Verrière, l’exposition “Forgiven by Nature” rend compte de la transversalité d’une pratique résolument libre, hors des carcans, qui privilégie les matériaux humbles et observe la marche du monde avec lucidité. À l’occasion de cette exposition ambitieuse, La Verrière présente une sélection d’œuvres ainsi que de nombreux documents, tandis qu’une installation monumentale issue d’une performance collective est accessible au sein de l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (ISELP) situé à quelques pas. Cette exposition en deux lieux, placée sous la direction de Guillaume Désanges, permet à un large public de se plonger – littéralement – dans la démarche visionnaire de celui qui se définissait comme un “anarchitecte”, pour mieux réfuter les frontières entre les disciplines.
Pour le septième volet du cycle “Matters of Concern | Matières à panser”, La Verrière accueille le duo d’artistes français mountaincutters, qui vit et travaille à Bruxelles depuis 2015. Pour leur première exposition dans la capitale belge, les deux plasticiens proposent de nouvelles productions selon un principe scénographique qui prend en compte les spécificités du lieu : hauteur, lumière et géométrie cubique de l’espace. Leurs pièces, dont la nature hybride suscite volontairement le trouble, privilégient les situations transitoires et formes inachevées pour aboutir à des compositions étranges à la beauté sauvage. Toutefois, parmi les matériaux altérés et les fragments organiques, des éléments issus d’un travail manuel raffiné créent une tension inédite, à laquelle contribue également la présence de dessins, films et textes répartis dans l’espace. À travers cette exposition au titre poétique, “Les Indices de la respiration primitive”, le duo mountaincutters invite le public à poser un regard inédit sur la place de l’homme au sein du vivant et de l’inerte.
C’est une autre poésie qui se déploie avec l’exposition “A Stitch in Times” consacrée au travail délicat de Majd Abdel Hamid. Changement d’échelle avec une présentation de broderies de petit format, souvent abstraites et colorées, considérées par Guillaume Désanges comme “des sculptures de temps plus que des démonstrations virtuoses de savoir-faire”. Ce travail exécuté point par point permet en effet à l’artiste de prendre de la distance avec l’époque : loin de la réaction, le citoyen palestinien, né en exil en Syrie, vivant entre Beyrouth et Ramallah, privilégie le temps long, la répétition du geste et l’émergence progressive de la forme. Ce minutieux travail graphique, fragile par nature, impose alors une force paradoxale face aux soubresauts du monde. Si la résilience affleure nécessairement dans une telle pratique – qui l’inscrit de fait dans le cadre du cycle “Matters of Concern | Matières à panser ” –, l’ensemble de cette œuvre apparaît également comme un acte de résistance dont la modestie apparente n’altère en rien la détermination poétique du geste.
Enfin, La Verrière se métamorphose avec un vaste trompe-l’œil orchestré par Lucy McKenzie, qui se déploie sur l’ensemble de ses murs. En découvrant l’exposition personnelle “Buildings in Belgium, Buildings in Oil, Buildings in Silk”, le visiteur est plongé au cœur d’une frise historique monumentale dédiée à l’histoire de la mode et à l’évolution de la perception du corps féminin. La plasticienne écossaise, elle-même active dans le domaine de la mode, partage ainsi un point de vue original sur un secteur créatif dans lequel elle évolue de façon transversale avec sa pratique artistique. Exécuté manuellement, ce paysage met en scène des personnalités historiques de la mode et des figures de la modernité dans une profusion de références esthétiques qui invite spontanément à la contemplation, mais aussi au décryptage. Avec ce geste total, Lucy McKenzie vient clôturer le cycle “Matters of Concern | Matières à panser”, initié par Guillaume Désanges au printemps 2019 pour mettre en lumière des artistes dont le processus créatif témoigne d’un souci de la matière et d’une pratique écologique au service d’une attention intense portée au monde. Ce travail pictural raffiné aux dimensions colossales en constitue une ultime démonstration.