Un projet global
En référence à la citation de Saint-Augustin (354-430) – “Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur” (Les Confessions, livre XI) –, Emmanuelle Luciani, commissaire, directrice artistique et artiste, a voulu recontextualiser les résidences dans la triple temporalité qui habite les manufactures, entre conservation, transmission et innovation. Ainsi ce nouveau cycle de résidences a-t-il été conçu comme un projet global dans lequel la démarche de chaque artiste relève d’un rapport au temps singulier.
Jenna Kaës à la maroquinerie de la Tardoire en 2024
Pour sa première année de marrainage, Emmanuelle Luciani a convié l’artiste et designer Jenna Kaës à travailler le cuir à la maroquinerie de la Tardoire, à Montbron (Charente). Lors de sa semaine d’immersion, Jenna Kaës est frappée par la beauté des paysages environnants et l’atmosphère féérique qui s’en dégage. Auprès des artisans, la designer, née en 1987 à Saverne et diplômée d’un master en design du luxe et de l’artisanat (ÉCAL, Lausanne), s’initie autant aux savoir-faire maroquiniers qu’aux légendes locales. La figure magique du fadet retient son attention. Elle associe entre elles des chutes de cuir noir afin de composer de grandes surfaces aux multiples textures semblables à des ailes. Au cours de la production, elle aborde la refente, le piquage et la couture au point sellier aux côtés des artisans qui l’accompagnent, et réalise deux sculptures de grand format produites en double exemplaire, aussi fascinantes qu’inquiétantes : les Fadets. Gainées sur une structure en laiton, les grandes ailes de cuir, s’inspirant des papillons, des chauve-souris ou des dragons, se déploient à partir d’un corps central en verre. Ces pièces font écho aux histoires fantastiques de la région tout en s’inscrivant dans le corpus au mysticisme revendiqué de la designer. Cet ensemble a été exposé au Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne – Château de Rochechouart, du 1ᵉʳ mars au 8 juin 2025.
Mounir Ayache à la Holding Textile Hermès en 2024
Le deuxième artiste invité par Emmanuelle Luciani est Mounir Ayache, qui a pu explorer les savoir-faire liés aux métiers de la soie au sein de la Holding Textile Hermès. Né en 1991 à Bordeaux et diplômé des Beaux-Arts de Paris, l’artiste se familiarise rapidement, lors de son immersion dans les Ateliers AS situés à Pierre-Bénite (Rhône), avec les techniques d’impression de la soie. Féru de technologies et engagé dans une démarche qui fait fusionner les références au monde arabe et à la science-fiction, il imagine un paysage textile de dunes dont les motifs se révèlent uniquement à la lumière noire – nécessitant une impression à l’encre UV sur un long lé de soie. Une première pour les Ateliers AS qui adaptent leurs savoir-faire d’impression au cadre plat, dit “à la lyonnaise”, afin d’imprimer de la “lumière”. Une couturière accompagne ensuite Mounir Ayache pour assembler le tissu mis en relief par une structure en laiton. Au final, l’artiste produit en double exemplaire six dunes de soie parcourues par une trame beige au motif classique du zellige marocain. Éclairées, elles révèlent un entrelacs phosphorescent bien plus complexe. Ainsi le titre Silken Sarab (mirage de soie) prend-il tout son sens. Cette pièce modulable était visible à Paris, au Jeu de Paume, dans le cadre de l’exposition collective “Paysages mouvants”, du 7 février au 23 mars 2025, puis au Musée d’art contemporain de Lyon, du 19 avril au 11 mai 2025.
Salomé Chatriot à la maroquinerie de la Sormonne en 2025
En 2025, pour la deuxième année du cycle de résidences qu’elle anime, Emmanuelle Luciani a invité Salomé Chatriot à la maroquinerie de la Sormonne (Ardennes). Née en 1995 à Suresnes, la plasticienne diplômée de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL) produit des œuvres organiques influencées par la littérature de science-fiction. Depuis 2019, elle déploie son souffle dans le cadre d’une série de performances procédurales intitulée Fragile Ecosystem : l’artiste interagit avec le contexte environnant grâce à une machine médicale – un spiromètre – qui capte sa respiration en temps réel. Dans chaque performance, sa respiration entre en résonance avec le souffle des spectateurs et l’espace qui les accueille. L’artiste a prolongé cette série par la production, lors de sa résidence à la Sormonne, de quatre trousseaux en cuir nécessaires à de nouvelles performances. Chaque trousseau contient un costume et une sculpture – semblable à une conque – pour accueillir le spiromètre. Salomé Chatriot a été accompagnée par deux artisans de la maroquinerie afin de mettre en œuvre les savoir-faire nécessaires à la fabrication de ces objets uniques.
Jacopo Pagin à la cristallerie Saint-Louis en 2025
En 2025 également, Jacopo Pagin a effectué sa résidence à la cristallerie Saint-Louis (Moselle), à l’invitation d’Emmanuelle Luciani. Né en 1988 à Vicence (Italie), diplômé de l’Académie des beaux-arts de Venise et de la LUCA School of Arts de Bruxelles, l’artiste travaille principalement la peinture et représente notamment des objets en cristal. Lors de sa résidence, il s’est confronté à cette matière et a produit une série de vases aux formes anthropomorphiques. Mêlant motifs surréalistes, formes art déco et influences new wave, ses compositions se sont révélées aussi poétiques que mystérieuses. Pour Jacopo Pagin, aborder les savoir-faire verriers de la cristallerie Saint-Louis consistait à franchir une étape, à passer de la peinture à la sculpture, des visions fantasmatiques aux formes réelles. En s’inscrivant volontairement dans une tradition décorative, il a exploré différents savoir-faire aux côtés des artisans. Jacopo Pagin a ainsi développé des pièces aux formes très spécifiques, qu’il a ensuite retravaillées grâce à des techniques telles que l’incision à l’acide pour traduire dans le cristal les motifs ornementaux qui lui sont chers.
Un ouvrage collectif, retraçant l’ensemble des résidences du cycle, sera coédité par Loose Joints et la Fondation d’entreprise Hermès.